vendredi 23 mars 2012

Mémoire de la peste advenue à Digne en l'an 1629


La Provence était dans une pleine et générale santé, n'ayant encore que la charté des vivres et le bruit de la guerre d'Italie et de la maladie du Dauphiné et de la ville Lyon, quand tout le monde s'y mit en garde, qu'on établit des bureaux composés des plus notables de chaque ville pour veiller à la conservation publique, lorsque Digne fut atteinte de la peste qui ravagea en peu de temps environ huit mille personnes. Ce fut après le passage des troupes du Roi par la dite ville au Piedmont, qui logeaient partout nonobstant une rigoureuse observation des billettes, sans lesquelles nul n'était admis en aucune part.

On y reconnut aussitôt le coup que le semblant, si ce n'est que quelques jours auparavant elle fut découverte en deux ou trois autres endroits de la Province, et qu'on remarqua des grandes mutations aux saisons quasi toutes préposterées (Préposterées : renversées,, interverties). L'air était le plus souvent épais et nuageux au dessus de la ville, où des vapeurs opaques et grondantes voltigeaient avec des insupportables touffeurs, éclairs et tonnerres. Tout au commencement, il y eut un extraordinaire déluge des torrents ; l'on vit un soir une flamme comme une langue de feu, qui traversa la ville d'un trajet soudain et disparut au delà. Les jardiniers se plaignaient aussi du malheureux succès de leur plant, et les laboureurs de quelque pauvreté des récoltes.

A ces premières apparences de mal, les oiseaux se rendirent invisibles ; on n'en aperçut ni vifs ni morts jusque à l'entrée d'octobre. Ils furent si fortunés en ce désastre qu'ils jouirent de la faculté que les hommes ne peuvent avoir. Ils eurent la liberté de fuir et trouvèrent des endroits pour y faire retraite, et pas un des habitants ne peut obtenir le privilège d'une quarantaine au voisinage, ayant été serrés de si près qu'on eut cru que c'était plus grand crime de souffrir le mal que de le faire, et les malades plus capables d'hostilité que d'hospitalité et de haine que de compassion.

C'était un mal différant de soi même selon la différence des natures. Ses symptômes étaient : bubons aux émonctoires des aisselles, des aines et du cerveau ; ils s'élevaient en ovale de la grosseur d'une amande jusqu’à celle d'un œuf et plus grande, avec douleur et sans inflammation, ni seule à seule deux a deux, et maintenant accompagnés de charbons et tantôt séparément. Ils tendaient la plupart à suppuration ; autrefois ils disparaissaient peu à peu, se dissipant ou rebroussant au dedans sans incommoder beaucoup les malades et les empêcher de cheminer ; ceux qui fluaient faisaient une cuisson intolérable, jamais sentiment de douleur plus exquis. Les charbons s'enflaient avec une plus insigne malignité. C'étaient des enlevures ardentes, premièrement en forme de pois ou petits boutons avec démangeaison et rougeur à l'entour ; ces pointes étant éclatées rendaient l'eau claire et faisaient en moins d'un rien une croûte ou eschare noirâtre comme celles du caustique, qui se dilatait de la largeur d'un ducaton et parfois de la paume de la main. Il s'en est vu de la rondeur d'un palet, qui tombaient du septième au quatorze séparées de la chair vive à lambeaux. A leur chute succédait un creux taillé sur ses bords avec une puanteur extrême d'où transpirait ordinairement un peu de bave et d'humeur en pus. Ils avaient à l'environ de leurs phlegmons de vescies lurides et transparentes, et s'exposaient par toutes les parties du corps même dans les yeux, dont quelques uns ont été gâtés. Il s'en trouvait parfois deux ou trois ensemble, voire certain en a eu jusqu’à douze, et plusieurs n'ont été chargés que d'un seul avec quelques pustules qui semblent demi charbon ; tantôt ils marchaient à part des bubons et tantôt conjointement, et leur cours était avec plus de véhémence de chaleur et de célérité. Quelques pestiférés n'avaient ni l'un ni l'autre, mais étaient seulement tiquetés de taches de pourpre, ores petit comme piqures de puces, ores grand étant chamarrés de larges plages comme les ouvrages de la Chine et bigarrés sur la peau de diverses couleurs : ici rouges et jaunes, là bleues et noires qu'on appelle tac. Plusieurs sans aucun pressentiment tombaient raides morts à terre, d'autres exhibaient des autres tumeurs aux muscles de la cuisse, du thorax, des fesses ou des bras, quelques uns des parotides et autres exitures, mais presque tous la fièvre.

Ses précurseurs et assesseurs étaient : tristesse, veilles, langueurs, faiblesses, lassitudes, douleurs de tête, assoupissement inexpugnable, vertiges, syncopes, aphonies, vomissements, nausées, flux de ventre, tranchées, mictions sanglantes, crachat sanguinolent, soif, tressueurs, tremblements, rigueurs, pesanteur universelle, rêverie, convulsions, communications ou suites de l'un à l'autre et enfin mortalité, qui sont les deux pathognomoniques. Les corps morts étaient horribles à voir, leur cuir hideux et d'un teint épouvantable, les visages défigurés, affreux et tournevirés. Ils n'avaient pas les membres flexibles et les chairs molles, comme l'on veut persuader, mais la plus part raides et tendus, si bien que cette marque n'est pas de mise.

C'était dès l'entrée de juin qu'elle commença de se faire soupçonner, et que la cour fit arrêt enjoignant aux habitants de se contenir et de ne sortir de la ville ou son terroir à peine de la vie. Tôt après, y vint de là même un commissaire pour donner des ordres. Il planta des bornes et posa des gardes et gendarmes au bout du pont de la Bléone, attenant au portail, d'où l'on sentait la mèche dans la ville. Il paraissait souvent à cette poste suivi d'une tourbe de députés des communautés voisines, pour leur assurance et non pour le bien des malades. Là se tenaient des entrevues et des conférences de ceux de dehors et de ceux de dedans de la distance compétente ; mais non pas du côté des habitants qui se pressaient tous y la foule pour ouïr les ordonnances qu'on y faisait et n'en rapportaient que plus de mal, car l'affection s'en était ainsi renforcée par diverses fois. C'eut été plus à leur avantage et le profit eut été plus grand s'il se fut dressé des étapes par ceux de dehors pour fournir des aliments et choses nécessaires à ceux de dedans ; mais la nouveauté des accidents cause beaucoup de fautes, lesquelles, comme elles doivent être plaintes, elles doivent de même être excusées.

Du depuis ou ne bloque plus les lieux, ni ferme plus les avenues par des hommes armés, l'on n'emploie plus des bouches à feu durant l'interdiction ; il suffit à chacun de se garder près de son habitation, et aux portes de sa demeure. L'expérience a fait voir que ce mal ne suit pas toujours les chemins, mais descend souvent d'en haut. Ces cruels et dénaturés règlements sont rangés avec les lois abrogées, on donne même des quarantaines à qui en veut a présent.
Aux premiers jours de ce mois mouraient deux, trois ou quatre personnes la semaine ; le monde dessinait déjà des secrètes dans les maisons pour y cacher et fermer le plus précieux avec des affiches et attestations scellées des magistrats au frontispice. La seconde quinzaine, il en décédait quatorze ou quinze chaque jour, et au commencement de juillet trente ou quarante, de sorte que l'infirmerie n'était pas capable de recevoir tant de gens, et l'on était contraint d'en souffrir dans la ville.
Sur le milieu la mortalité redoublait à tous moments : jamais peste plus funeste. Les plus constants ébranlés de ce carnage perdaient la carte, et les plus généreux n'étaient résolus qu'en leur irrésolution. La confusion pénétrait même jusque au dehors, quand on fit faire une criée que nul sortit de la ville de ceux qui se rencontraient dedans, et nul n'entrât de ceux qui se trouvaient dehors ; mais ceux-ci dépourvus de secours étrangers, étant pressés de la faim, furent réduits à mendier du pain de la ville. Ils étaient sortis par le terroir où ils s'étaient écartés par une ordonnance précédente, prononcée par le trompette, commandant le délogement, ainsi portaient-ils les allumettes et les semences de ce venin où ils avaient planté bourdon (Planter bourdon : demeurer, faire sa demeure.).
Or comme cette furieuse bacchante remplissait les maisons et cabanes de malades et de corps morts, et toute la Province de frayeur : les directeurs abandonnent le gouvernail, les officiers quittent et s'écartent, le premier médite le dernier son asile pour s'y refugier (Le premier médite le dernier son asile pour s'y réfugier, signifie : Le premier (parmi les directeurs) cherche le dernier (en dernier lieu) son asile pour s'y réfugier. C'est-à-dire : Les premiers citoyens ne cherchent qu'après tous les autres un asile pour s'y réfugier.), la justice s'éclipse, le culte divin cesse sans marque restante de religion, et le bureau se dissipe. Tôt après les consuls s'en vont, les fontaines tarissent, les eaux des moulins manquent, les fours deviennent froids, la police s'évanouit, les vertus morales et chrétiennes sont éteintes, les boutiques formées et les maisons ouvertes, les rues et les places jonchées de corps morts. Les malades périssaient à faute de toutes choses ; il fallait donner les deux cents écus à un valet pour un seul mois. L'horloge se démonte, les cloches ne sonnent plus, les serviteurs sont les maitres, rien que dédain, cruauté, barbarie et horreur. Il ne se présente que des phantasmes et des ombres de vivants dans l'indifférence de la vie et de la mort ; on n'entend que la charrette comblée de corps morts qui n'est pas bastante (Bastante : suffisante.) à les porter dehors.

Ce massacre dura si terriblement que l'épouvante en parvint jusques aux villages circonvoisins, qui, pensant mieux s'affermir contre cette furie et s'affranchir de ce péril, ne songeaient qu'à rétrécir toujours cet embrasement. Il fut proposé aux assemblées des forains de mettre le feu à la ville et la bruler ; l'exécution en fut suspendue par la nouvelle que divers autres lieux étaient assaillis de même misère, et qu'à les traiter touts également, il faudrait, possible, faire un général incendie des villes de la Province.

Tout était alors en désordre : la boucherie, la boulangerie et les étapes dudans avaient déjà failli ; ceux des cabanes étaient à la besace, et allaient à la quête de leur vie, quand les âmes les plus inexorables à la pitié commençaient à s'attendrir et les cœurs de roche à se ramollir en la considération de ce triste spectacle. Un dégât si prodigieux fit enfin obtenir un quartier d'un autre terroir au long de la rivière, demi lieue de la ville seulement, où quatre-vingts ou tant d'habitants purent prendre parti ; mais ce fut trop tard car, ayant porté la peste en croupe, ils y furent presque tous incontinents défaits ou malades. Quelques uns découvrant encore là cette hydre renaissante impétrèrent la faveur de s'éloigner davantage et d'être confinés en un désert qu'on leur avait désigné ; mais les peuples mutinés, s'étant assemblés au toxain, fermèrent les passages et leur firent tourner le dos après les avoir blessés. C'est ainsi qu'on poursuit et lapide vulgairement les chiens enragés ; les guides même qui faisaient escorte en eurent des coups.

Cependant les corps morts se multiplient si déplorablement dans la ville, qu'on les laisse longtemps sans sépulture et quelques uns sautent en pièces quand on les veut entraîner. Un seul jour de la fin de ce mois on compta mil cinq cents cadavres sur le pavé, causant une puanteur suffocante ; il en décédait alors huit vingt d'un soleil à l'autre. L'attelage de la charrette était rompu, néanmoins chacun s'efforcer d'enterrer les siens et séquestrer le vif d'avec le mort. Les corbeaux échappés et quelques autres qu'on tira de la prison d'entre des condamnés en charriaient incessamment sur les épaules et en chargeaient des ânes et des chevaux, et le chariot étant rhabillé l'on entassa de si grands monceaux au seuil des portes de la ville qu'ils semblaient des vaisseaux chargés de bales de coton. On les reposait là pour nettoyer plus promptement le dedans, et pour avoir plus de loisir de creuser après les monuments à tous ensemblement.

Dans une petite chambre de deux cannes carrées s'en est trouvé neuf ensemble sur le carreau. On les ensevelit tous sans pompe funèbre et sans cérémonie ; nul deuil, nul compliment de prêtres ni d'amis ni de parents, nul ne pleure pour la mort, ni vit pour la vie ; aussi ne s'est il y eu naître personne en ce temps. On les inhume ou plutôt décharge dans des fosses profondes. Il y en a encore parmi les vivants qui ont été enterrés parmi les morts. Le danger était si présent et de si peu d'espérance de ressource qu'on commençait a se coudre avant qu'être attrapés, de peur d'aller sans linceul et sans habit lugubre ; des familles et races entières en ont été exterminées.

Une fille de vingt ans jetée en terre s'éveilla montrant quelque mouvement et fut retirée du sépulcre : plusieurs sont pourris en des jardins et des bassecours ; un autre ressuscita de son enterrement en état d'être enseveli deux fois. Aux huttes, les survivants enterraient leurs compagnons : le mari la femme, la mère le fils, la sœur le frère et le maître la chambrière. Il y en a de si peu couverts qu'au premier vent ils ont montré la jambe, le bras ou le visage. Certains ont été longuement morts dans leurs cabanes, sans qu'on les sut et qu'on les osât approcher. Un chien garda son maître cinq ou six jours sans manger. Tout le terroir n'était qu'un cimetière ; les chevaux couraient par las pâquis sans bride et sans palefrenier. Plusieurs couchaient sur la dure et au serein tout vêtus, sans que nul ne les voulut ouïr ni leur tendre la main. Il s'en est même trouvé qui ne s'étant peu délier l'aiguillette de quelques jours ont laissé leurs chausses pleines de leurs œuvres (Détail réaliste, non mentionné dans le récit de Gassendi.) ; d'autres ont été dévorés par les bêtes sauvages et les membres arrachés.

La ville continuait en sa désolation au premier d'août, et les malades faisaient toujours marcher les gaillards à reculons, quand on observait des étranges actes. Un propre père remuait et tournait son fils pubère avec des tenailles de pelletier d'une canne de long, étendu malade sur le plancher. Les femmes enceintes s'avortaient presque toutes, certaine anticipa tant soit peu le terme de son accouchement, et se tirant elle même l'enfant l'appliqua à ses mamelles ; les Parques n'attendirent qu'un quart d'heure de leur trancher à tous deux le filet. Une autre, à l'instant qu'elle fut délivrée de son naturel enfantement, se prit à courir à perte de vue à travers champs et par détours et précipices effroyables où elle ne s'arrêta que par la mort. Les enfants au lait, survivants leurs mères, ne tardaient pas à partir après à faute de nourriture. Il s'en est vu qui suçaient les tétins de leurs nourrices toutes mortes, et à qui des chèvres ont depuis suppléé. Certains maris ont prêté les mains et servi de lucines et sages femmes à la naissance de leurs enfants, tantôt vifs tantôt morts, et tous sans baptême et sans distinction, pêle-mêle.

Un pestiféré monta sur les toits des maisons et, après avoir sauté et dansé, dans les rues où il passait, la cabriole, s'en alla gambadant hors de la ville vers le pont, gaya la rivière et s'achemina tout nu directement au corps de garde, dont la garnison le tua. Un cordelier échela sur un couvert duquel il jetait les tuiles l'un après l'autre et grimpait les murailles comme un écureuil ; un autre chantait en ses derniers abois avec plus de grâce que jamais et, comme le cygne, soupirait ses plus doux accents. Un père malade précipita son fils et le lança de la fenêtre tout vivant ; quelqu'un s'est brisé cuidant voler ; dans la rêverie la plupart cherchait à faire chemin. Un autre, croyant flotter dans un vaisseau sur mer agitée de la tempête, jetait tout dehors de crainte de naufrage. Certain, courroucé de ce qu'on l'avait résigné dans la maladrerie, s'estimant encore en parfaite disposition, se déroba de la, trompa les sentinelles et, pour montrer qu'il n'avait pas le mal, donna barres à ceux qui lui venaient en rencontre et courut enfin à perte d'haleine vers sa famille, où il surprit sa femme et la forçant (Détail omis dans le récit de Gassendi.) rendit l'âme avec elle, sans exception de ses petits. Un homme trentenaire, s'excitant d'un somme de quatre jours qui le faisait prendre pour un mort et qui n'était plus parmi les vivants qu'à faute de gens pour l'enterrer, allait partout prophétisant les choses futures et annonçait le jugement de Dieu, vagabondant jour et nuit pour exhorter le peuple à la repentance. Il donnait même sa malédiction à qui ne se mettait a genoux devant lui. Une veuve demeura deux semaines endormie et close dans sa chambre, sans que jamais aucun l'ait vue et lui ait rien donné soit a boire soit a manger. Une fille de vingt-cinq ans tomba dans une vigne connue battue de la foudre et fut engagée dans un sommeil si profond que nulles secousses faites par le chemin ne la purent exciter ; elle fut durant trois jours entiers dans une perclusion de tous les sentiments, au quatrième elle sentit un bubon en l'aine dont elle guérit ; merveille car les malades tant assoupis, qui tardaient si longuement de répondre aux assistants, étaient incontinents saisis des corbeaux et rangés parmi les morts. Une famille fut brulée vive morte dans sa métairie, située au terroir voisin, de propos délibéré : la présomption de la maladie fit commettre cet attentat pour en arrêter le progrès ; ce n'est qu'à trois arquebusades de la ville.
De tant de morts ou malades on n'a pas eu moyen d'en secourir cinq cents. Tout était en déroute ; l'appréhension était si grande que tout le monde fuyait ; les moindres maux passaient pour des pestes ; bien servait de se pouvoir paître, et de ne dépendre totalement de la merci d'autrui. Une femme même refusa de gouverner son mari suspect de contagion.
Cette maladie commença à décliner au mitan d'août. Il n'on mourait plus que trois ou quatre tous les jours en septembre, et c'étaient de ceux qui venaient et s'étaient conservés aux cabanes. Elle joua la catastrophe de sa tragédie à la lune d'octobre ; les rues et les places verdoyaient déjà de mousse et de germe vert ; une voix poussée retentissait merveilleusement par la ville et semblait à chaque pas rencontrer un écho qui la répétait ; tout était vide dedans, et ce n'était plus qu'une solitude si lamentable que les arondelles mêmes ne voulaient pas séjourner.
Comme nous avons dit ci dessus les barrières et limites assignées resserraient les habitants en si petit espace que le mal s'en irrita, parce qu'on roulait presque les corps morts entre les jambes. L'étendue de ce terroir n'avait pas été considérée et, quelque remontrance qu'on en fit, elle ne fut jamais examinée. L'octroi du promenoir de delà le pont, dont les propriétés appartiennent à ceux de la ville, eut évité ces mortels inconvénients ; c'est ce côté seul et plus proche qui les pouvait garantir ; il ne fut point touché de cette calamité et les villages qui sont en sa perspective n'en furent pas contaminés ; mais il leur fut dénié jusque à partager même le gravier.
Aussi le ressentiment de cette injure en avait, dès les premières invasions, si fort piqué quelques uns qu'ils faillirent à fondre sur les gardes ; mais, les plus retenus les faisant mieux espérer, ou l'étonnement leur ôtant le courage et les ayant tous énervés, l'effet en fut suspendu pour cette fois ; néanmoins l'alarme en fut si grande chez eux, qu'en un tournemain grand nombre d'arquebusiers et mousquetaires d'alentour parut en haye au-dessus du pont pour s'opposer à ce dessein.
Enfin la ville n'étant plus infestée se repeuplait tous les jours par le retour des habitants qui s'étaient absentés et campés aux prés et terres de son circuit, aux huttes ; de sorte qu'au bout du mois on donna le dénombrement d'environ mil cinq cents personnes résidantes effectuellement dedans, dont on n'exempta que cinq ou six qui n'eussent eu le mal. La paix et la bonace d'un agréable repos contentait déjà les esprits et les corps secoués de l'orage : le service de Dieu se rétablissait, les autels se réparaient, l'eau bénite se remettaient (sic) dans les églises, les prêtres retournaient à leurs offices, les lampes se rallumaient dans les temples, et l'odeur du marc des vins nouveaux de la vendange, qui leur fut prohibée, parfumant et embaumant les rues et les maisons, commença la purification ; ou l'entreprit et parfait générale et particulière. Sur ces entrefaites la rudesse des gardes subsista plus insolemment en son oppression : « Demeurez là, tirez vous arrière, ou je vous tirerais ! » était leur plus courtois et consolant langage. Quelque certitude qu'on leur suggérât de convalescence, ils étaient incrédules et sans clémence. Ainsi les nouvelles du mal vont beaucoup plus vite et font plus d'impression que celles du bien. Ces gens devaient ce semble participer à la réjouissance de la ville et se recommander par quelque trait d'humanité, et tant s'en faut qu'ils esmeurent une sédition au second de décembre. Ils s'oublient de lâcher un coup de carabine contre un habitant qui partait sur la barrière. La plaie l'ayant mis à terre et fait transférer en sa maison, le peuple s'anima tellement de ce scandale qu'il fut impossible de l'empêcher qu'il ne prit les armes et livrât l'assaut à ces ennemis la. Ils furent donc chassés de leurs corps de garde, dont il fut fait un feu de joie, et les poursuivit-on un assez long intervalle ; on en retint même un prisonnier qu'on mena dedans sans lui nuire ; en la bataille il en resta un de la ville sur la place et deux des advolés (aubain, étranger au pays.) morts.
Du depuis les habitants ont eu la campagne libre, et nul ne leur a plus disputé le large, et ces geôliers qui faisaient là leur affaire, écumant en pirates tout ce qui se présentait à vendre, ne les affamaient plus, goupillant et grivelant même jusque aux meilleurs présents mandés de dehors. Mais, quoique cette saillie fût un témoignage d'embonpoint, toutefois la créance n'en fut pas autorisée tant universellement. Il fallut faire confirmer la santé par arrêts exprès. A ces fins un autre commissaire de la cour du Parlement du pays accéda sur le lieu, prince au préalable information des consuls et communautés prochaines, et ouï les plus apparents en gros et on détail, moyennant serment, de la ville. Ce fut à Pâques, au mois d'avril de l'année subséquente, qu'ils eurent leur entrée, sans rapport d'autres médecins que de celui de dedans.
Au reste tant que cette poste a régné, toutes les autres maladies ont fait trêve ; les valétudinaires, les femmes et notamment les vieilles ont eu meilleur marché, voire même il en est plus échappé que des hommes bien disposés et de jeune ange.
C'est une commune maxime que la peste et la guerre sont des fléaux et des châtiments de Dieu ; mais certes il reluit si peu d'amendement par tous les lieux battus de ces verges, qu'il semble que le monde en a beaucoup empiré. Durant ces malandres on n'a vu que des exemples de tyrannie et d'inhumanité, mais de fort peu d'amour envers le prochain ; en l'un et en l'autre, chacun s'est éclairci de son compagnon. Par l'épreuve de ces essais, où l'intérêt particulier l'a toujours emporté sur l'amitié, tant à ce coup elle a paru languissante, nul n'est a connaître qu'en ces occasions il ne fallait guère attendre de bon que de Dieu et de soi même, partant plusieurs sont tombés nonchalamment dans la froideur de l'indifférence des autres.
Cette tourmente passée, la ville jouit encore du calme d'un an entier et quelques mois ; mais au trente du suivant elle revint au détriment d'une rechute. On y déclara semblable contagion à la première, fors qu'elle n'enleva pas tant de gens, soit que le monde plus avisé battit aux champs et gagna pays, ou soit qu'il lui fut loisible d'aller et venir jusque aux portes des villages d'alentour, sans abus. Sa proie ne comprit que cent personnes, mais nul de ceux qui avaient eu la précédente ne fut ressaisie de la seconde.


David de LAUTARET